Modernisation de la justice du XXIe siècle – Auditions sur le changement d’état civil des personnes transsexuelles
L’une des tables rondes organisées le 8 juin dernier par le Sénat dans le cadre du projet de loi relatif à la justice du XXIe siècle portait sur le changement d’état civil des personnes transsexuelles. Comme pour celle relative au divorce par consentement mutuel sans juge (v. notre brève du 16 juin 2016), nous avons fait le choix de reproduire l’ensemble des travaux.
Philippe Bas, président. – Le projet de loi relatif à la justice du XXIème siècle a été adopté récemment par l’Assemblée nationale, avec un certain nombre de dispositions nouvelles dont nous n’avons pas débattu au Sénat. La commission des lois a souhaité les examiner de manière approfondie avant la réunion de la CMP. C’est dans ce cadre que nous avons organisé ces auditions sur le changement d’état civil des personnes transsexuelles.
– Présidence de M. François-Noël Buffet, vice-président –
Mme Astrid Marais, professeur de droit à l’université de Bretagne occidentale. – L’amendement introduit dans le projet de loi sur la justice du XXIème siècle prévoit qu’une personne qui souhaiterait changer de sexe à l’état civil puisse en faire la demande au juge, à la condition de démontrer que son sexe juridique ne correspond pas à celui sous lequel il se présente. Il est précisé notamment qu’il n’est plus nécessaire que la personne fasse état de traitements médicaux pour obtenir une telle modification. L’absence de tels traitements ne pourrait pas suffire à rejeter la demande.
Cet amendement a été présenté comme un assouplissement des conditions actuelles du changement de sexe des transsexuels, et l’on constate que le texte ne fait même pas mention des termes de transsexualisme ou de dysphorie de genre.
Dans le droit positif, le changement de sexe à l’état civil est une réponse juridique donnée à un problème médical. C’est pour cette raison qu’il est autorisé en cas de transsexualisme. Le transsexualisme, encore appelé dysphorie de genre, est un trouble de l’identité sexuelle qui se caractérise par la conviction d’une personne d’appartenir à un sexe qui n’est pas celui qui lui a été anatomiquement, génétiquement et juridiquement donné. Cette personne ressent par conséquent le besoin intense de modifier son sexe anatomique et juridique.
Le transsexualisme est un syndrome aux causes incertaines. On évoque des facteurs biologiques, notamment une exposition anormale du foetus aux hormones. L’inspection générale des affaires sociales (Igas) indique que 6 100 personnes auraient suivi un parcours de soins, organisé en quatre étapes : diagnostic du syndrome ; expérience en vie réelle pour apprécier la capacité de la personne à vivre dans le sexe revendiqué ; traitement hormonal pour supprimer les caractères sexuels secondaires et induire les caractères recherchés ; opération chirurgicale lourde de réassignation sexuelle qui implique une ablation des organes génitaux et leur remplacement par des organes artificiels. Cette opération a lieu en général deux ans après le début du parcours de soins. Le traitement est remboursé par la sécurité sociale depuis 1976 ; depuis 2010, il n’entre plus dans la catégorie des affections psychiatriques de longue durée mais dans celle des affections de longue durée hors liste.
Il a fallu attendre une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 1992 pour que la jurisprudence accepte le changement de sexe des transsexuels, en l’encadrant strictement. Dorénavant, la Cour de cassation pose deux conditions : le transsexuel doit établir la réalité du syndrome dont il est atteint ; il doit également démontrer le caractère irréversible de la modification de son apparence. La Cour de cassation entendait ainsi assurer un équilibre entre le respect de la vie privée des transsexuels et les impératifs de sécurité juridique attachés à l’État, qui pourraient être mis à mal en cas de changements de sexe répétés.
La deuxième condition pose des problèmes d’interprétation : doit-on pour démontrer le caractère irréversible du changement d’apparence faire obligatoirement état d’une réassignation sexuelle impliquant une chirurgie d’ablation des organes génitaux ou peut-on se contenter de traitements hormonaux, éventuellement associés à une chirurgie plastique ? Une circulaire de 2010 préconisait d’autoriser les changements de sexe des transsexuels lorsque ceux-ci avaient subi des traitements hormonaux, sans rendre obligatoire la réassignation sexuelle. La Haute Autorité de santé (HAS) avait en effet indiqué que ces traitements hormonaux pris sur le long terme affectaient de manière irréversible le métabolisme. Néanmoins, en 2014, l’Académie nationale de médecine précisait qu’ils n’affectaient pas de façon irréversible la fécondité du transsexuel : certains transsexuels pouvaient procréer dans leur sexe d’origine, malgré les traitements reçus.
Il est d’autant plus utile que le législateur lève les ambiguïtés que la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie en 2016 de trois requêtes par des personnes dont la demande de changement de sexe à l’état civil a été refusée au prétexte qu’elles ne réunissaient pas les deux conditions fixées. L’amendement au projet de loi n’exige plus de traitement médical ou hormonal, ni que le transsexuel fasse la preuve de l’existence du syndrome du transsexualisme. Il démédicalise ainsi complètement la procédure de changement de sexe, suivant en cela l’avis rendu en 2013 par la commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) : l’identité de genre serait reconnue et tout individu pourrait choisir le sexe sous lequel il souhaite être désigné à l’état civil.
Dépendant de la volonté de la personne, le sexe ne pourrait plus servir d’élément d’identification au sein de la société. En organisant l’état civil de la personne, l’État détermine les qualités qui devront être prises en compte pour l’identifier et leur attache des effets de droit. Les éléments de l’état civil sont ainsi imposés à la personne qui ne peut ni les choisir, ni les modifier : l’état des personnes est dit indisponible. Les modifications restent possibles mais sont strictement encadrées par la loi. Si la détermination du sexe dépendait de la volonté de la personne, chacun pourrait changer de sexe à chaque fois qu’il le souhaiterait, ce qui compromettrait la sécurité attachée à l’état. D’où la nécessité de faire sortir la mention du sexe de l’état civil. Pourquoi pas ? Cependant, cela impliquerait que la mention du sexe n’ait aucune incidence juridique.
Depuis la loi de 2013 sur le mariage pour tous, la plupart des distinctions du sexe ont été abolies en droit français. Elles continuent cependant de s’appliquer dans certains cas, par exemple pour les règles relatives à l’établissement de la filiation. Si l’on démédicalise purement et simplement la procédure de changement de sexe, on risque d’aboutir à des situations où un homme serait « enceint » et accoucherait d’un enfant sans que l’on sache s’il doit être considéré comme père ou mère. En l’état actuel du droit, il serait plus opportun de maintenir un encadrement médical, quitte à assouplir les conditions du changement de sexe.
La condition qui fait obligation d’établir une preuve du syndrome de transsexualisme garantit qu’on donne à l’individu un sexe conforme au sexe psychologique qu’il revendique. Elle contribue ainsi à maintenir la stabilité de l’état civil. Faut-il en plus exiger une opération de réassignation sexuelle qui entraîne la stérilité ? La plupart des transsexuels acceptent, voire revendiquent cette chirurgie, aussi lourde soit-elle. On ne recense qu’1 % de regrets, surtout liés à des erreurs de diagnostic. Une minorité de personnes correctement identifiées comme transsexuelles ne souhaitent pas pour autant être soumises à cette opération qu’elles ressentent comme une castration. Parfois, les médecins refusent de la pratiquer en raison de contre-indications médicales. Faut-il alors interdire à la personne le changement de sexe juridique ?
Accepter cette interdiction reviendrait à subordonner ouvertement le changement de sexe à une exigence de stérilisation pour empêcher le transsexuel opéré d’avoir un enfant en utilisant ses facultés procréatives d’origine. Est-ce conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme ? La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a récemment condamné la Turquie pour avoir exigé d’un transsexuel qu’il fasse la preuve de sa stérilité avant le traitement chirurgical qui allait le rendre stérile, ce qui était absurde. En revanche, la Cour laisse une marge d’appréciation aux États pour déterminer si la stérilisation doit résulter de l’opération chirurgicale. La convention faisant l’objet d’une interprétation évolutive, il n’est pas exclu que la Cour revienne sur ce point.
La stérilisation constitue indéniablement une atteinte grave au respect du droit à la vie privée du transsexuel. Néanmoins, elle pourrait éventuellement être justifiée par un objectif de protection de l’ordre ou de la morale, objectif que la CEDH reconnaît comme légitime. Il s’agirait en l’occurrence d’éviter qu’un homme puisse être « enceint » ou qu’une femme puisse être le père biologique d’un enfant. On peut également considérer qu’il serait dans l’intérêt de l’enfant lui-même de ne pas avoir pour père sa mère biologique et inversement. Cependant, la Cour introduit une exigence de proportionnalité entre l’objectif poursuivi et l’atteinte portée au droit à la vie privée du transsexuel.
En maintenant les deux conditions du droit actuel – établissement du syndrome et traitements médicaux – on limite les risques de changements de sexe à répétition. On limite également les risques de procréation du transsexuel dans son sexe d’origine, car tel n’est pas le désir du transsexuel puisque cette procréation contredirait le sexe qu’il revendique. Dans ces conditions, subordonner le changement de sexe à une opération de stérilisation contrainte apparaîtrait disproportionné.
D’où la nécessité pour le législateur de lever les doutes en maintenant d’une part la condition de l’établissement du syndrome de transsexualisme, d’autre part celle d’un traitement médical qui aurait pour effet de modifier l’apparence du transsexuel. En revanche, l’opération de réassignation sexuelle n’aurait rien d’obligatoire, même si elle reste possible. Pour autant, les risques de procréation du transsexuel dans son sexe d’origine, quoique limités, ne seraient pas nuls. En Allemagne, on a récemment eu le cas d’un transsexuel homme qui avait accouché d’un enfant. Cela promet une belle bataille juridique. Il serait utile que le législateur anticipe cette situation, pour préserver l’intérêt de l’enfant dont la construction pourrait être difficile. Une solution pourrait être qu’une personne qui aurait changé d’état civil mais aurait procréé dans son sexe d’origine soit automatiquement rétablie à l’état civil dans son sexe d’origine.
Enfin, en réglementant le changement de sexe, le législateur aurait aussi l’opportunité de lever les doutes sur l’accès des transsexuels à la procréation artificielle et de s’intéresser à l’inter-sexualisme. Problématiques qui relèvent toutefois d’un autre débat.
François-Noël Buffet, président. – Merci pour cet exposé riche et complet.
Mme Clémence Zamora-Cruz, porte-parole de l’Inter-LGBT. – Notre revendication est que le changement de sexe à l’état civil puisse se faire dans les conditions posées par le Conseil de l’Europe. La procédure actuelle, en France, est contraire aux droits humains. La CEDH devra prendre position car elle a été saisie de trois plaintes françaises. D’autres institutions ont déjà rendu leurs avis sur la médicalisation et la procédure rapide, comme la CNCDH et l’ECRI.
Le changement de sexe à l’état civil répond à une jurisprudence datant de 1992, année où la France a été condamnée pour non-respect de la vie privée des personnes trans. J’emploie cette expression à dessein, pour les distinguer des personnes transsexuelles qui réussissent à obtenir leur changement d’état civil même auprès de tribunaux défavorables en apportant la preuve de leur stérilisation. La stérilisation concentre tout l’arbitraire médical : la personne passe des années dans un couloir à attendre de savoir si elle aura droit ou non à un changement d’état civil. Beaucoup restent sur le carreau. D’autres ne peuvent pas recevoir le traitement pour des raisons médicales, VIH etc.
On redoute qu’une personne trans devienne mère ou père d’un enfant ? Soyons clairs. Ces familles existent déjà, elles vivent dans notre société. Il faut trouver un cadre juridique pour les protéger, car souvent les personnes trans vivent dans des conditions lamentables, privées d’accès à la santé, à l’éducation ou à la justice.
Nous demandons une procédure rapide pour le changement d’état civil. Les personnes trans vivent des moments épouvantables dès le premier jour de leur coming out. La procédure doit être démédicalisée. Il faut bannir l’irréversibilité qui signifie la stérilisation, éviter la référence au traitement hormonal qui n’est pas possible pour tous. Enfin, il faut rendre la procédure accessible à tous, car encore une fois, certaines personnes trans n’ont pas accès à l’emploi, ne peuvent finir leurs études et se retrouvent dans des situations de grande précarité.
De plus en plus de pays font le choix de l’autodétermination du sexe, parmi lesquels l’Argentine et quatre pays d’Europe. Personne ne peut décider de l’identité d’une autre personne de manière arbitraire. Les personnes que nous représentons font face à des discriminations épouvantables. Elles revendiquent leur identité et demandent qu’on la respecte dans les documents qui pourront ouvrir l’accès à la santé, à l’éducation et à l’emploi.
Philippe Reigné, professeur de droit au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). – Le texte voté par l’Assemblée nationale introduit la notion particulière de « possession d’état » du sexe. Pourquoi la Cour de cassation accepte-t-elle de changer la mention du sexe sur les registres de l’état civil ? Il ne s’agit certainement pas d’un complément apporté au traitement médical.La loi, le juge, les décisions de justice ne sont pas des médicaments. Il s’agit tout simplement de supprimer un risque de discrimination qui apparaît quand les documents d’identité ne correspondent plus à ce que la personne est, avec les difficultés d’insertion sociale et professionnelle qui s’ensuivent.
Au début des années 2000, la CEDH opère un revirement dans sa jurisprudence. Les arrêts les plus intéressants sont ceux de 2003 ; leur solution a été réitérée en 2015. Ils affirment la liberté de définir son appartenance sexuelle et se rattachent à l’autonomie personnelle, aspect du droit au respect de la vie privée.
La Cour européenne des droits de l’homme a beaucoup évolué dans sa perception des questions liées au changement d’état civil. En regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 18quater du projet de loi soulève des difficultés. Les deux fondements de cette question sont la lutte contre la discrimination – dite transphobie – et la liberté de définir son appartenance sexuelle, que la CEDH, en 2015, a rangé parmi les éléments les plus essentiels du droit à l’autodétermination.
La Cour de cassation, en assemblée plénière, a rendu le 11 décembre 1992 un arrêt qui admet le changement d’état civil à six conditions. Cette jurisprudence, qui paraissait solide, a été remise en cause par les principaux intéressés car la mention de changement de sexe, dans la conception de la Cour de cassation, a lieu à la fin du parcours, c’est-à-dire beaucoup trop tard pour éviter la discrimination.
Dans un rapport de 2009, la Haute autorité de santé a proposé un autre critère : l’irréversibilité, ou plutôt le suivi d’un traitement hormonal aux effets irréversibles sur la fécondité. En 2012 et 2013, la Cour de cassation a accueilli cette notion dans des termes flous, en résumant ses six conditions précédentes en deux : prouver le syndrome de transsexualisme et l’irréversibilité de la transformation de l’apparence. Depuis, les tribunaux ont du mal à appliquer la notion d’irréversibilité.
Une proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale le 29 septembre 2015 prévoyait un système semi-déclaratif consistant à présenter au procureur de la République des éléments de preuve, parmi lesquels des témoignages d’une adaptation du comportement social de la personne au sexe revendiqué et des décisions judiciaires établissant des discriminations dues à la discordance entre le sexe à l’état civil et le sexe revendiqué. Le texte de la proposition de loi est réapparu dans ce projet de loi, modifié par des amendements gouvernementaux introduisant la notion de possession d’état du sexe. La notion de possession d’état est la possibilité d’aligner le droit sur le fait, dans trois domaines : le nom, la nationalité et la filiation. Est-ce une solution ? Non. On retrouve les mêmes problèmes qu’avec les solutions de la Cour de cassation. La possession d’état s’inscrit dans la durée, celle-ci n’étant pas précisée par la loi. Pour changer un nom, il faut trois générations !
Le II de l’article 18 quater du projet de loi est déconnecté des logiques de discrimination qui justifient le changement d’état civil. Pour une personne qui change de nom parce que sa consonance étrangère l’expose à des discriminations, la procédure de francisation, rapide, est préférée à celle de la possession d’état.
J’en viens à l’homme « enceint ». Inutile de bouleverser le droit de la filiation. La jurisprudence trouvera aisément des solutions pour établir une double maternité ou paternité. Les textes le permettent, à condition d’en faire une lecture raisonnable et non littérale. Cet épouvantail concernera une personne sur 10 000, et encore : ce cas très particulier peut sans difficulté être abandonné à la sagesse des tribunaux.
Mme Dominique Lottin, premier président de la cour d’appel de Versailles. – En 1986, j’étais magistrat au tribunal de grande instance de Rouen, qui comptait parmi les premières juridictions à admettre le changement de sexe – un médecin du centre hospitalier universitaire accompagnait les transsexuels dans leur cheminement – à une époque où le tribunal de Paris le refusait. Je veux témoigner des grandes souffrances des personnes qui se présentaient devant la juridiction, après un processus long et douloureux, psychologiquement et physiquement, et de leur revendication d’un état civil en adéquation avec leur statut. Nous devons prendre conscience de cette réalité qui a poussé la CEDH et la Cour de cassation à évoluer. Mais les choses ne sont pas toujours aussi simples.
J’ai entendu parler de la liberté de définir son appartenance sexuelle : certains ne sont pas totalement libres – nous le constatons dans les juridictions. Le juge doit parfois intervenir pour s’assurer de cette liberté. Nous avons relevé des cas de personnes contraintes de changer de sexe, pour des raisons de prostitution notamment.
Pour avoir travaillé avec des médecins spécialistes, des psychologues, des psychiatres, je sais que tout n’est pas simple. Nous évoluons tous dans nos vies. Le syndrome transsexuel, s’il correspond à une réalité scientifique, n’est pas forcément définitif. Certains individus ont une difficulté d’identité sexuelle qui les conduit à se sentir appartenir momentanément à un sexe. Il est important qu’un juge intervienne pour s’assurer de la liberté et de la pleine conscience de la personne qui demande le changement d’état civil.
La proposition d’effectuer une simple déclaration, qui est apparue dans le débat et existe dans certains pays, est très risquée. Elle peut conduire certains à des cheminements extrêmement douloureux, qu’il est dangereux d’effectuer sans accompagnement. Que cela ne soit pas automatique permet au juge de s’assurer de la liberté du consentement et de vérifier que cette appartenance sexuelle correspond à une réalité, et non pas uniquement à des difficultés psychologiques temporaires.
Ce texte m’inquiète un peu. Qu’est-ce qu’une « réunion suffisante de faits » ? J’ai cru comprendre que l’Assemblée avait voulu éviter une divergence de la jurisprudence. Je ne suis pas sûre que cette formulation y aide… Se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué, être connu sous un sexe, en avoir l’apparence physique : tout cela est éminemment subjectif et ouvre la porte à une diversité d’interprétations. C’est pourquoi l’avis médical me paraît indispensable. Quand un transsexuel entre dans un processus de changement, il a affaire au monde médical, qui compte des spécialistes de la question.
Les juridictions françaises procèdent de plus en plus au contrôle de proportionnalité, comme nous y invite la CEDH. Qu’est-ce que l’intérêt ? Faut-il ne tenir compte que de celui de la personne qui se présente devant nous ? Ou se préoccuper aussi de l’intérêt général ? Certaines personnes peuvent être contraintes de changer de sexe pour de mauvaises raisons…
Philippe Bas, président. – Ces questions sont très sensibles et renvoient à des problèmes individuels lourds, face auxquels la société n’est pas toujours très bienveillante. Les discriminations sont nombreuses dans la vie sociale des personnes transsexuelles. Le rôle du législateur, à l’évidence, est de résoudre ces difficultés, mais sans en créer de nouvelles ! Aussi l’improvisation législative n’est-elle pas de bonne méthode. De fait, le compromis atteint à l’Assemblée nationale n’est satisfaisant pour personne. Nous devons approfondir encore cette question. La jurisprudence actuelle a sans doute des défauts mais elle permet à tous les tribunaux de France d’appliquer la même règle. Dans ce texte, l’expression « réunion suffisante de faits » laisse chaque tribunal déterminer quels faits retenir pour accepter, ou non, un changement de sexe. Son application ouvrira donc une période d’incertitude, qui ne sera levée que lorsque la Cour de Cassation aura pu se prononcer.
Yves Détraigne, rapporteur. – J’aborde avec beaucoup de prudence cette question que je ne connaissais guère avant l’examen de ce texte. Peut-il arriver qu’après une période où une personne est convaincue qu’elle appartient à un autre sexe que celui qui lui a été donné à sa naissance, elle revienne sur cette conviction ?
Mme Magaly Lhotel, avocat à la cour. – Je travaille depuis douze ans sur ces questions, avec une quinzaine de jugements par an en moyenne. Je n’ai jamais connu une personne regrettant d’avoir changé d’état civil. Les psychiatres réalisent un diagnostic différentiel, car on ne sait d’où vient cette conviction : dans leurs certificats, ils écrivent que la personne n’est pas atteinte d’un trouble pathologique.
Depuis trois ans, je suis confrontée à de plus en plus de très jeunes demandeurs – ou demanderesses. Certains viennent avec leurs parents. Avec les réseaux sociaux, le sujet est mieux connu, et c’est au moment de la puberté qu’on se pose des questions. Décider d’une hystérectomie à dix-huit ans est difficile… Certains se préoccupent du sexe qui figurera sur leur baccalauréat. À l’inverse, j’ai fait changer hier l’état civil d’une personne de 76 ans !
Le changement d’état civil n’empêche pas les familles de vivre. Ce qui m’inquiète, c’est qu’un enfant naisse avec un père ayant l’apparence d’une femme et l’état civil d’un homme. Un document d’identité a d’abord une fonction sociale.
Mme Sun Hee Yoon, présidente d’Acthé. – Mme Marais utilise le terme de « syndrome transsexuel », alors que la communauté médicale s’accorde à dire qu’il est impossible de diagnostiquer un tel syndrome. Donc ce syndrome n’existe pas. Les médecins se bornent à faire un diagnostic différentiel qui exclut tout trouble pathologique qui exclut tout trouble pathologique pour certifier que notre parole est authentique. Autrefois, c’était un jeu de dupes : il fallait fournir aux juges un certificat selon lequel nous étions des malades mentaux. Mme Marais préconise le test de la vie réelle, ce qui est hallucinant ! Pour s’assurer de la continuité et de la sincérité de la demande, la personne est mise à l’épreuve et doit vivre selon le sexe revendiqué pendant deux ans, sans hormones, sans chirurgie ; il s’agit de voir si elle résiste. Évidemment, elle est alors soumise à la discrimination, au rejet, souvent à la perte de son emploi. On ne peut subordonner le changement d’état civil au certificat d’un psychiatre ! Il faut le voir comme un outil d’égalité. Vaut-il mieux laisser courir un coupable ou enfermer mille innocents ?
Mme Astrid Marais. – Ce n’est pas moi qui préconise le test de la vie réelle, mais les rapports de la Haute autorité de santé et de l’IGAS. Quant au terme « syndrome », il figure actuellement dans la jurisprudence. Je ne fais que décrire l’état actuel du droit.
Mme Clémence Zamora-Cruz, porte-parole d’Inter-LGBT. – Le Danemark vient de dépsychiatriser la transidentité, et l’OMS va faire sortir le terme de transsexuel de son catalogue de pathologies mentales.
Philippe Reigné. – Il arrive à la transidentité la même chose qu’à l’homosexualité. Au XIXème siècle, celle-ci était définie comme une maladie : l’inversion du sens sexuel. Au cours de la deuxième moitié du XXèmesiècle, elle a été dépathologisée. La transidentité, qui n’a été construite que dans les années 1950, commence à l’être à son tour, selon les pays. Voilà qui vient compliquer votre réflexion !
Mme Dominique Lottin. – En effet, ce n’est pas une pathologie. Mais il faut s’assurer de l’absence de trouble psychotique. Vu la facilité à obtenir sur Internet certains traitements hormonaux, rendre le changement d’état civil trop aisé peut conduire à des situations dramatiques pour les principaux intéressés. Certes, il faut aider les vrais transsexuels à changer de sexe plus rapidement qu’aujourd’hui. Mais nous devons protéger les personnes fragiles qui ne sont pas authentiquement transsexuelles.
Philippe Bas, président. – Merci de nous avoir éclairés.
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