Décision de la Cour de cassation du 17 avril 2019 : bosse gratis ma fille, c’est la loi qui est bête, pas toi !
Les anglais ont une expression sans équivalent en français : « the law is an ass » (« la loi est un âne »), que Charles Dickens a popularisé dans la bouche du pauvre Monsieur Bumble dans Oliver Twist, mais qui remonte sans doute au 17e siècle. De ce côté-ci de la Manche, on chercherait en vain une phrase aussi connue qui soit aussi peu respectueuse du fait juridique. Pourtant, le besoin de pouvoir le dire est certainement aussi grand…
En témoigne une décision récente de la Cour de cassation du 17 avril 2019 (Cass. 1re civ. 17 avr. 2019, n° 18-15.486) qui aurait dû avoir les honneurs de la presse tant elle concerne le quotidien de milliers de françaises. Oui, oui, de françaises, le genre est ici important…
Dans cette affaire, une douce française était mariée sans contrat, ce qui la plaçait donc sous le régime de communauté des biens réduite aux acquêts. Et voici que notre vaillante héroïne se dévoue tant est plus dans l’entreprise de son mari, qui est un cabinet d’agent d’assurance. Ce cabinet est un bien propre à Romeo, puisqu’il en a hérité de son père. Qu’à cela ne tienne, Juliette n’est pas avare, et comme des milliers d’épouses d’artisans, de commerçants, de médecins ou d’avocats, c’est elle qui tient la caisse, se coltine la paperasse, répond au téléphone, que sais-je encore ! Oui, elle fait tout cela, et sans doute bien plus, mais elle le fait… gratis. Notre Juliette, comme des milliers d’autres Juliettes, est le soutien indispensable de la petite entreprise de son Romeo de mec, sauf à préciser qu’elle a en plus à se farder la maison et les enfants quand elle a enfin fini de faire les factures du « patron »…
Pourtant, Juliette ne râle pas, elle tient bon, et se démène sur tous les fronts. Après tout, la communauté conjugale, elle ne sait trop ce que c’est, le droit n’est pas trop son affaire. Mais quand on lui demande ce que veut dire « être mariée en communauté », elle répond « partager, les bénéfices comme les emmerdes », et toutes les Juliettes de France en diraient autant (sauf celles qui sont notaires peut-être…). Pauvre Juliette…. Si tu savais…
Un jour viendra où tu divorceras. C’est écrit dans les étoiles. Je ne vais pas te fatiguer avec des statistiques, mais elles sont contre toi. Peu importe si c’est toi qui part, ou si c’est Romeo qui te largue, le fait est qu’un jour tu divorceras. Et ce jour-là, tu demanderas « et tout ce que j’ai donné, comment ce vieux salaud de Romeo va-t-il me le rendre ? ». Tu iras voir un avocat, on te parlera de médiation, de règlement amiable des différends, mais toi, tu t’en ficheras complètement. La seule chose que tu voudras savoir, c’est savoir comment on te paiera pour ton super-investissement au service de ton mec et de son entreprise…. Il faut que je sois franc, Juliette, tu vas prendre une sacrée claque…
Dans l’arrêt du 17 avril 2019, la cour d’appel a pensé pouvoir accorder à Juliette une indemnisation pour son travail gratis dans l’entreprise du conjoint, et ceci parce qu’il n’était pas certain que la prestation compensatoire intégré ce sacrifice. C’est une motivation curieuse, mais juste. Notre Juliette aura donc eu une prestation compensatoire et un peu de rab avec le paiement du « job de ses rêves » : assistante multifonctions de son mec. Mais la Cour de cassation a tout détruit… Grosse erreur des conseillers d’appel… Juliette, tu ne seras jamais payée….
Et c’est là que le droit est bête. Bête comme un âne comme disent les anglais (ils se trompent d’ailleurs, un âne c’est pas bête du tout, juste caractériel). Mais le droit, lui, peut être très, mais vraiment très bête… La Cour de cassation anéantit donc l’arrêt d’appel qui avait pourtant rendu à Juliette son honneur et sa fierté. Pourquoi ? Pour des trucs de juristes. Parce qu’en régime de communauté, les revenus de biens propres tombent en communauté. Donc, quand Romeo se payait avec son cabinet d’assurance propre, il enrichissait la communauté. Tu comprends, Juliette ?! Quand ton mec se payait, il TE payait aussi… Oui, bon, évidemment, toi tu ne le ressens pas du tout comme ça, je sais. Mais c’est ce que dit le droit. Donc, la conclusion est logique : tu n’as jamais bossé gratis puisque tu étais payée par les salaires de ton mari…
Comment, tu dis que c’est une blague ? Pas du tout. C’est du droit. Tu dis aussi que Romeo gardait toujours une partie de son salaire pour les copains du foot, les virées entre mecs et ses « petits plaisirs à lui » et que donc c’est pas logique ? Tu as tort. Ton mec a aussi le droit de faire ce qu’il veut de son salaire une fois qu’il a contribué aux « charges du mariage », toi aussi d’ailleurs. Comment ? Ah, oui c’est vrai, toi tu n’as pas de salaire… Peu importe, c’est la loi.
Donc, oui Juliette ton boulot dans l’entreprise de ton mari a été payé par les salaires de Romeo. Je suis d’accord pour dire que ça revient à dire que ton salaire est perçu par ton mari, ce qui nous ramène très loin en arrière ! Au moins au 19e siècle… La femme bosse, le mari encaisse. Tu vois, rien n’a changé au fond…
Tu me dis, en plus, que ta prestation compensatoire n’était pas terrible ? Oui, ça c’était prévisible, les montants de ces trucs-là sont en baisse constante. C’est pour ça que la cour d’appel a essayé de t’aider. Mais tu sais, à la Cour de cassation, c’est une autre logique qui prévaut. Le droit, rien que le droit. Comment ? Ah, ça y est, tu as appris l’expression anglaise « the law is an ass » ! Je te comprends…
Le pire dans cette histoire, c’est de se dire que dans les années 1970, et même récemment, des féministes voulaient faire reconnaître la valeur du travail domestique par un salaire, ou au moins faire admettre qu’il existe une valeur économique aux activités domestiques. Mais comment faire avancer cette idée quand on ne veut même pas payer le travail gratis dans l’entreprise du conjoint…
Bonne chance ma Juliette, et la prochaine fois, bosse pour toi. Point de gentillesse en ménage, il est temps que tu deviennes un mec…
Oui, vraiment, je suis d’accord avec toi, “ the law is an ass”…
Jérôme CASEY
Avocat au Barreau de Paris
Maître de Conférence à l’Université de Bordeaux
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