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Sélection jurisprudentielle de la semaine : sexe neutre à l’état civil

03/02/2023

Jurisprudence3Pour cette semaine, nous n’avons retenu que l’importante décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 31 janvier 2023 qui juge non contraire à l’article 8 de la Conv. EDH le refus des autorités françaises de remplacer la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou « intersexe » sur l’acte de naissance du requérant (CEDH, 31 févr. 2023, Y c/ France, n° 76888/17). Nous vous livrons le commentaire Pierre Michel, étant précisé que cette décision sera présentée dans le numéro de février de l’AJ famille par Amélie Dionisi-Peyrusse et commentée de façon plus approfondie dans le numéro de mars par Laurence Brunet et Marie Mesnil.

 

Intersexe : le refus de reconnaître un sexe neutre à l’état civil relève de la marge d’appréciation élargie

CEDH, 5e sect., Y. c./France, 31 janv. 2023, n° 76888/17

Une personne née intersexe demandait l’inscription de la mention « sexe neutre » en lieu et place de celle de « sexe masculin » dans les registres de l’état civil. Dans un arrêt célèbre du 4 mai 2017, la première chambre civile de la Cour de cassation (n° 16-17.189) avait rejeté le pourvoi en se fondant sur les conséquences qu’emporterait une telle création prétorienne sur le principe de binarité des sexes et l’impérative cohérence entre les normes juridiques. Pour le juge de cassation, le maintien de la mention de sexe masculin à l’état civil du demandeur n’était pas une atteinte disproportionnée au respect de son droit à la vie privée. Ayant épuisé les voies de recours internes, le demandeur introduit une requête auprès de la CEDH reprochant aux autorités françaises une ingérence dans l’exercice de son droit à la vie privée protégé à  l’article 8 de la Convention.

Le juge européen observe que le refus litigieux ne méconnaît pas l’obligation positive de l’État français à garantir au requérant le respect effectif de son droit à la vie privée et, partant, que l’article 8 de la Convention n’a pas été violé. La Cour se place en effet sur le terrain des obligations positives et non sur celles négatives, car elle considère que ce qui est reproché n’est pas un acte des autorités nationales, mais une insuffisance du droit français (§ 72). Retenir une telle qualification revient à apprécier si l’État devait intervenir plutôt que de s’abstenir à commettre une ingérence. Dès lors, les obligations négatives connaissent un contrôle plus strict que les obligations positives. En ce sens, pour examiner le respect de l’obligation positive incombant à la France, la CEDH insiste sur l’ampleur de la marge d’appréciation dont bénéficie l’État.

La discordance entre le sexe biologique du requérant et son sexe mentionné à l’état civil impliquerait, au regard de la jurisprudence antérieure sur le changement de sexes des personnes transgenres (CEDH, A.P., Nicot et Garçon c/ France, 6 avr. 2017, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13), une atteinte à son droit à l’autonomie personnelle et son épanouissement personnel. Cependant, la possibilité d’obtenir de changer de sexe dans les limites de la binarité ne doit pas se confondre avec la création d’une nouvelle mention de sexe. Par conséquent, la Cour estime que la reconnaissance d’un sexe neutre relève des questions de politiques générales pour lesquelles les « autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe » (§ 74). En outre, elle constate qu’il existe de vives controverses sur cette question et que, pour l’heure, aucun consensus européen n’émerge véritablement en la matière (§ 77). La CEDH déduit de ces éléments que l’État bénéficie en la matière d’une marge d’appréciation élargie, ce qui octroie une importance significative aux choix du décideur national.

Ainsi, même si elle reconnaît les souffrances du requérant engendrées par la négation de son identité sexuée, la Cour n’en conclut pas moins qu’elle doit « faire preuve en l’espèce de réserve » (§ 90). Au-delà de divergences politiques sur la consécration d’une troisième mention de sexe à l’état civil, le juge est surtout conscient des effets qui naîtraient en cas de condamnation de la France : le législateur serait contraint d’intervenir non seulement pour réviser les éléments de l’état civil, mais également toutes les règles y afférentes en matière de filiation, de procréation, de parité, etc. L’ensemble des régimes juridiques sexospécifiques devrait inéluctablement être mis en cohérence. C’est pourquoi la prudence innerve le raisonnement de la CEDH qui préfère se ranger derrière la marge d’appréciation élargie et appréhender l’affaire au regard des obligations positives de l’article 8 de la Convention. D’aucuns regretteront le choix de la Cour d’examiner le refus de reconnaître le sexe neutre au prisme des obligations négatives puisque l’appréciation d’un juste équilibre aurait pu aboutir à une condamnation de la France (v. B. Moron-Puech, « Remarques langagières et méthodologiques sur le contrôle de conventionnalité à venir dans l’affaire du “sexe neutre’’ », RDLF 2021, chron. n°02). Cependant, cette décision de non-violation de l’article 8 de la Convention n’en restait pas moins prévisible.

Pour conclure, on remarquera que, au même titre que la décision de la Cour de cassation, l’argument conséquentialiste charpente le raisonnement déployé : les conséquences d’une révision de la mention de sexe à l’état civil supposeraient de telles modifications du droit que seul le législateur national apparaît compétent pour la réaliser. Reste à savoir si une telle réforme se produira à l’avenir, mais rien n’est moins certain.

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