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Changement de sexe : le contrôle du contrôle de proportionnalité au secours de la vie privée

04/09/2020

Le contrôle de proportionnalité doit être réalisé par le juge national à défaut de cadre légal ou jurisprudentiel dans le cadre des demandes de changement de sexe. Tel est l’enseignement à retirer de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, 9 juillet 2020, aff. Y. T. c. Bulgarie, n° 41701/16.

L’espèce : Un ressortissant bulgare, né dans une apparence féminine et reconnu civilement comme individu de sexe féminin à la naissance a, dès l’adolescence, entamé un long processus de conversion sexuelle dont il n’a jamais dévié. Désormais en couple avec une femme, père de leur enfant (conçu à l’aide des gamètes d’un donneur) et d’apparence masculine à la faveur de traitements hormonaux et chirurgicaux, il souhaite achever sa conversion par une dernière intervention chirurgicale qui le priverait de ses facultés reproductrices féminines. Le droit bulgare prohibant la stérilisation, cette intervention lui est refusée tant qu’il est civilement une femme. C’est ce qui le conduit, en 2015, à solliciter auprès des tribunaux une modification de son sexe juridique.

 

«74. […] le refus des autorités internes de reconnaître légalement la réassignation de sexe du requérant sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente, et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires une telle réassignation pouvait être reconnue a porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée ».

 

Observations : Le présent arrêt condamne la Bulgarie pour non-respect du droit au respect de la vie privée de l’article 8 de la Conv. EDH en raison d’un refus de changement de sexe. Plus précisément, la Cour européenne des droits de l’homme reproche à la juridiction interne de n’avoir pas suffisamment motivé sa décision. Le requérant n’était donc pas en mesure de comprendre pourquoi sa situation ne lui permettait pas d’accéder au changement de sexe et s’en trouvait atteint dans son droit au respect de la vie privée. En creux de cette condamnation exclusivement fondée sur des arguments d’ordre méthodologique, la Conv. EDH rappelle le contenu de ses positions relatives au changement de sexe et la force de sa juridiction.

En premier lieu, elle rappelle le contenu de ses positions relatives au changement de sexe lorsqu’elle explique en quoi la motivation retenue par la juridiction interne était ici insuffisante. Après avoir constaté que la législation Bulgare autorise le changement de sexe sans en préciser les conditions (§ 65), elle expose que ce sont les juridictions internes qui, au cas par cas, admettent ou non le changement. Une analyse des décisions rendues en Bulgarie montre que, dans la plupart des cas, les principes élaborés par la Cour européenne au fil des arrêts sont érigés en critères d’admission du changement par les juridictions internes. On retrouve ainsi les principes posés par la CEDH dans les arrêts A. P., Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017 (n°s 79885/12, 52471/13 et 52596/13) et SV c. Italie du 11 octobre 2018 (n° 55216/08) à savoir, d’une part, l’impératif de ne pas exiger d’intervention médicale pour accéder au changement de sexe et, d’autre part, l’importance à donner au sexe social de la personne, c’est-à-dire à son apparence physique et à la façon dont elle est connue par son entourage. Or le cas d’espèce correspondait à ces principes, puisque le requérant ne s’était nullement vu imposer un traitement, et surtout avait l’apparence, le comportement et le statut social d’un homme depuis de nombreuses années. Au surplus, l’absence de changement de sexe juridique le privait de la possibilité d’achever sa conversion corporelle. La motivation du refus opposé au requérant par le juge bulgare, reposant notamment sur la conviction selon laquelle il est impossible de changer son sexe biologique et sur l’insuffisance du sexe social pour accéder à un changement de sexe juridique, apparaissait donc peu compréhensible pour le requérant dans un tel contexte. C’est pourquoi une atteinte au droit au respect de la vie privée est caractérisée.

En second lieu, la Cour européenne des droits de l’Homme rappelle la force de sa juridiction lorsqu’elle explique qu’il aurait fallu, pour justifier le refus de changement de sexe juridique, identifier un intérêt général opposé à celui du requérant et mettre les deux intérêts en balance, selon la technique bien connue du contrôle de proportionnalité. Elle met ainsi en avant l’impératif de respecter le texte de la Convention européenne des droits de l’Homme. Il faut en effet comprendre que si le droit interne laisse une marge d’appréciation importante aux juridictions, alors il revient aux juges internes, lorsqu’ils statuent, de s’assurer que les droits contenus dans la Convention sont respectés. Le juge bulgare aurait donc ici dû placer son analyse sur le terrain du droit au respect de la vie privée de l’article 8 de la Convention, et n’imposer une limitation de ce droit que si elle apparaissait justifiée selon les principes de nécessité et de proportionnalité bien connus de la CEDH.

Qu’en retenir ? Le Législateur français s’est doté en 2016 d’une loi établissant des critères conformes à la jurisprudence de la Cour pour obtenir un changement de sexe juridique (C. civ., art. 61-5, issu de loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, JORF 19 novembre 2016). Pas de risque de condamnation de la France, donc. Mais si l’on songe à un sujet voisin, impliquant le droit au respect de la vie privée et une appréciation judiciaire, telle que la mention « père » ou « mère » sur les registres d’état civil d’un parent ayant changé de sexe juridiquement sans altérer ses capacités procréatives initiales, on peut probablement considérer qu’il serait opportun de répondre en opérant un contrôle de proportionnalité. C’est d’ailleurs au nom du droit au respect de la vie privée que la Cour d’appel de Montpellier a utilisé le terme de « parent biologique » pour désigner une mère ayant procréé à l’aide de ses gamètes masculins (CA Montpellier14 nov. 2018, n° 16/06059).

Julie Mattiussi

 

 

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