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Elsa Cayat – La capacité de s’aimer

07/09/2015

 À la mémoire d’Elsa Cayat

41zNmetwR-L__SX305_BO1,204,203,200_La capacité de s’aimer. Aimer. La capacité est un terme somme toute assez familier aux oreilles des juristes. Ce n’est pas le cas du verbe aimer. Spécialement dans le champ du droit de la famille, où pourtant les relations entre les personnes qui la composent sont examinées à la loupe, l’amour est ignoré ou laissé de côté, peut-être sous l’effet d’un reste de pudeur. Lorsque ce verbe est employé, dans les jugements des juges, les conclusions des avocats, les expertises des experts, les enquêtes des assistants sociaux, c’est souvent pour exprimer un dysfonctionnement, un manque, une incapacité : l’amour ne suffirait pas et la capacité –tout particulièrement la capacité parentale-relèverait d’un autre champ que celui de l’amour.

Elsa Cayat, dans ces pages denses, fixe son regard sur le sommet de la montagne existentielle : la capacité d’aimer ; pour atteindre ce sommet, elle entend, sans détours, fermer les fausses pistes et dégager les chemins qui vont droit au but.

Son style est vif, sans esquive ; son propos est net et tranché. Elsa Cayat se pose une question et souhaite y répondre : « comment s’aimer soi-même et comment aimer les autres ? ». Telle est la première phrase du livre. Si les débats sur la réforme du mariage et de la filiation, dite « mariage pour tous », sont le point de départ de sa réflexion, Elsa Cayat trace une ligne continue qui va de la filiation et de la relation parents-enfants à l’organisation de la société.

Ainsi, Elsa Cayat nous alerte (page 117) : « Nous vivons dans un système que je qualifie de déshabité, un système qui pousse l’homme à passer hors de lui du fait de l’impératif de rentabilité qui représente une autorité d’autant plus puissante et diffuse qu’elle est désincarnée. Voilà de nouveau l’homme en fuite. » Qu’il me soit permis de souligner que ce propos, si vif, n’est pas sans faire écho pour moi à l’analyse et à l’engagement d’Emmanuel Mounier au milieu du siècle précédent. Elle souligne l’impératif, tant pour la société que pour la personne, de passer d’une logique de l’avoir à une logique de l’être.

Citons Elsa Cayat :

« A l’origine est la question de l’enfant et de l’amour parental. C’est autour de ce problème que va se produire la construction inconsciente. Au départ, l’enfant est à la merci de ses parents […] et étant sous leur dépendance, l’enfant va leur transférer un savoir absolu sur lui et sur le monde. » (page 139)

« Mais plus l’emprise est forte, plus la violence règne, moins l’enfant est écouté, moins il a d’espace pour penser, plus il est obligé de croire que seuls ses parents savent ; plus il intègre comme vrai tout ce qu’ils lui disent et principalement le négatif, moins il a la capacité d’exister. » (page 140)

« Ce mécanisme n’est pas propre à la seule relation parent/enfant. Il parcourt la société : la toute-puissance exerce une réelle fascination, particulièrement si elle est violente. Elle hypnotise, elle téléguide, elle induit de la soumission, mais aussi elle permet de ne pas penser. » (page 141)

La capacité de s’aimer est le livre d’une psychanalyste. Elsa Cayat sait le « pouvoir condensateur des mots ». D’ailleurs, elle conclut son propos par ces mots (page 151), en hommage à la psychanalyse : « Face à ses enfants comme face au monde, la psychanalyse entérine la possibilité d’être soi, seul accès possible à l’amour. » C’est donc par la psychanalyse qu’elle aborde les enjeux des relations humaines, avec une méthode et des références parfois peu familières aux juristes. Nous en tirerons pourtant des leçons importantes sur les enjeux de nos audiences, où tant de choses sont dites, car « l’essentiel est qu’avec la libération de la parole advient la libération de l’esprit » (page 145).

La capacité de s’aimer est le livre d’une personne engagée. Elsa Cayat ne fait pas mystère de ses préférences, de ses exaspérations, de ses combats. Elle conteste « les croyances qui parcourent le droit » (page 43) et qui sont invoquées pour s’opposer au mariage et à la filiation homosexuels ainsi qu’à la gestation pour autrui. Elle fustige la tyrannie de la nature et du droit qui présiderait aux réflexions contemporaines sur la filiation et la transmission du nom notamment, tyrannie en forme d’écran pour esquiver « la vraie question, celle qui terrorise chacun : la question de l’amour » (page 19).

La netteté de son propos et la loyauté d’Elsa Cayat dans l’expression de son engagement permettent au lecteur de suivre l’auteure dans sa réflexion tout en choisissant d’autres lectures des réformes contemporaines du droit de la famille, en prenant d’autres engagements. Ainsi, les « croyances qui parcourent le droit » méritent, me semble-t-il, d’être considérées comme les piliers (le droit de la filiation en est un, assurément) du montage juridique qui permet aux personnes d’être des sujets libres et de vivre ensemble. On ne saurait toucher à ces piliers sans fragiliser l’ensemble, serait-ce au nom de l’amour. Pierre Legendre prévient ainsi : « les montages juridiques hérités de la tradition ne sont pas intouchables, mais ce qui est intouchable, c’est la logique (Legendre Pierre, « Mélampous le devin, Réflexions sur le pouvoir généalogique des États (Propos recueillis par Thierry Baranger et Alain Bruel) », Revue Mélampous, printemps 1995). »

La capacité de s’aimer est un livre d’espérance, sans naïveté. Elsa Cayat fait face à l’« enjeu originel : l’abandon » (page 17). Et posant que « la fusion est le fantasme symétrique à l’abandon », elle nous invite à faire le choix du langage et de la liberté.

Elsa Cayat a fait face à la mort le 7 janvier 2015, avec ses amis, dans les locaux de Charlie Hebdo. On mesure qu’elle ne choisissait pas en vain les mots qu’elle utilisait. Le langage face à la barbarie ; la capacité d’aimer face au totalitarisme.

« L’oubli de soi, fondamentalement, s’enracine dans la douleur » (page 19). Si le grain de blé tombé en terre

Edouard Durand, magistrat

 

 

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